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Des énigmes climatiques rapprochent dynamiciens du climat actuel et paleoclimatologues

Jacques Merle, Bruno Voituriez, Yves Dandonneau, Club des Argonautes - Avril 2014

Les résultats obtenus par les glaciologues en Antarctique sur le site du dôme C, où, dès 1978, ils montrèrent dans une carotte atteignant le cœur de la dernière période glaciaire il y a plus de 40 000 ans, que la température et la teneur en CO2 variaient de concert, eurent un grand retentissement parmi la communauté des paléocéanographes.

Les glaciologues étaient en mesure d’apporter des confirmations aux enregistrements de variations climatiques que ces paléocéanographes avaient déjà mises en évidence dans des sédiments marins et continentaux. Les glaciologues souffraient cependant d’un handicap par rapport aux palocéanographes, celui de la faible longueur des séries temporelle de leurs enregistrements, encore très inférieure à celle des carottes de sédiments. Néanmoins, à la fin des années 1970, les deux communautés scientifiques percevant l’intérêt réciproque qu’elles pouvaient retirer de l’observation de deux milieux différents se rapprochèrent et initièrent une collaboration. La combinaison de séries temporelles de données issues de sédiments marins avec celles extraites des glaces accumulées sur les calottes arctique et antarctique était très prometteuse. C’est ce qui motiva les glaciologues dans leur quête effrénée de la glace la plus ancienne possible relatée précédemment.

Mais ce qui contribua aussi et peut-être surtout à rapprocher les deux communautés fut la mise en évidence de surprenants événements climatiques de grande amplitude mais d’évolution très rapide, qui avaient laissé leurs traces à la fois dans les glaces continentales et dans les sédiments du fond des océans.

1- Des oscillations climatiques rapides

1-1 Des événements climatiques surprenants reconnus avec prudence

Au sud du Groenland sur le site dit de «Dye 3», implanté dans les années 1970 par les américains et les Danois, une carotte de glace obtenue en 1981 révéla d’étranges observations. Elle montrait, près du socle rocheux à plus de 2 000 mètres de profondeur correspondant à la dernière époque glaciaire, des réchauffements de grande amplitude atteignant la dizaine de degrés Celsius en quelques dizaines d'années seulement. C’était la première mise en évidence de ce qui fut appelé des «changements climatiques rapides» traduction de «Abrupts climate changes». Il faut cependant dire que ces «curiosités» climatiques très troublantes avaient déjà été remarquées dans le passé et avaient été discutées sans être prises au sérieux. Des changements climatiques aussi rapides étaient en contradiction avec la conception commune des climatologues qui pensaient que les changements climatiques ne pouvaient être que graduels et lents comme ceux de notre climat actuel, considéré comme stable depuis plus de 5 000 ans.

Cependant les glaciologues se penchèrent sur ces étranges observations car ils étaient préoccupés par la possibilité d’artefacts susceptibles d’affecter la chronologie des enregistrements par des phénomènes de «fluage» de la glace lorsque qu’on approchait du socle rocheux. L’éventualité de ces fluages, mélangeant les couches de glace en perturbant la chronologie, représentait une crainte permanente.

Dans un premier temps ces observations de «Dye 3» ont été effectivement mises sur le compte de ces glissements dans les strates de glace. Les glaciologues durent cependant se rendre à l’évidence et admettre qu’il y avait bien de réelles oscillations climatiques rapides car leurs observations confrontées à celles des américains de «Camp Century» à 1 400 kilomètres de là montraient des oscillations semblables et en cohérence avec celles qu’ils observaient à «Dye 3».

En fait dans un premier temps des variations rapides de température avaient bien été repérées à «Camp Century» mais sans que ces fluctuations insolites n’attirent l’attention car la suspicion du fluage venait immédiatement à l’esprit. Mais une ré-analyse minutieuse des enregistrements de la carotte de «Camp Century» par les américains fut sans appel.

Presque tous les évènements rapides recensés dans «Dye 3» se retrouvaient bien dans le forage de «Camp Century» à plus d’un millier de kilomètres de là. Cette cohérence des observations de température en deux points du Groenland aussi éloignés rendait improbable un artefact dû au fluage et levait définitivement le doute sur la réalité de ces oscillations climatiques.

1-2 Willy Dansgaard et Hans Oescher donnent leurs noms à ces événements climatiques rapides

En fait les évènements climatiques rapides des forages de «Dye 3» et de «Camp century» ne faisaient que confirmer des indices antérieurs de changements climatiques rapides qui étaient apparus dans des observations de débris végétaux et d’animaux divers : pollens, coquilles de foraminifères, restes d’insectes,…etc. conservés dans des tourbières et des lacs de Scandinavie.

Ces débris indiquaient qu’un refroidissement très prononcé s’était produit brusquement à la fin de la dernière époque glaciaire il y a environ 12 000 ans ; Il a duré à peine un millénaire et fut appelé le «Dryas récent» ou «Younger Dryas».
Willy Dansgaard qui s’intéressait à cet accident climatique surprenant et tentait d’en retrouver des traces plus lisibles et plus détaillées dans le forage réalisé en 1969 à «Camp Century» avait déjà repéré une succession d’événements chauds qui émaillaient la période glaciaire et le début de la déglaciation jusqu’au refroidissement brutal du Younger Dryas. Ces oscillations l’intriguaient et il les avait signalées sans toutefois les étudier en détail. C’est en référence à ce travail pionnier antérieur à la confirmation de l’existence réelle de ces oscillations rapides à «Dye 3» et à «Camp century» que Wally Broecker, le célèbre géochimiste et océanographe américain, proposa le nom de Dansgaard pour désigner ces oscillations, qui furent ensuite appelées : «événements de Dansgaard-Oeschger».Hans Oeschger mérita le rattachement de son nom à ces évènements en montrant que ces accidents climatiques existaient aussi sur le continent européen. Il mit en évidence une cohérence remarquable d’événements rapides, qu’il avait observés dans les enregistrements sédimentaires d’un lac suisse, avec ceux obtenus dans la glace du site de «Dye 3 » au sud du Groenland. Dès lors il était définitivement démontré que ces oscillations rapides, y comprit la remontée brutale des températures qui marque la fin du «Younger-Dryas», étaient bien réelles et avaient un caractère régional affectant non seulement le Groenland mais aussi l’ensemble de l’Europe du nord-ouest.

Mais quelles pouvaient être les causes de ces si surprenantes oscillations susceptibles de faire varier la température moyenne de l’Atlantique nord, Europe et Amérique inclus, de près de 10°C en quelques décennies ?

1-3 La circulation océanique offre une explication

C’est dans la recherche d’explications à ces oscillations que paradoxalement le couple scientifique Willy Dansgaart et Hans Oeschger divergea.

En effet, une première explication fut formulée par Willy Dansgaard et son équipe dans la ligne de pensée de l’école de météorologie danoise. Les danois attribuèrent ces changements thermiques brutaux à des instabilités météorologiques qui auraient fait osciller la circulation atmosphérique générale entre deux états stables affectant l’ensemble de l’hémisphère nord.

Mais cette hypothèse d’une origine atmosphérique donnée à ces événements fut immédiatement combattue par l’équipe de Hans Oeschger qui s’associa aux idées plus révolutionnaires de Broecker pour privilégier plutôt un mécanisme d’origine océanique plus à même d’expliquer des oscillations thermiques présentes à la fois dans la glace et les sédiments marins plutôt qu’en passant par l’atmosphère. Pour Broecker et ses partisans, dont Oeschger, la circulation océanique devait être la cause première de ces phénomènes bien avant la circulation atmosphérique qui n’en devenait qu’une conséquence ; c’est en privilégiant l’océan que son idée, exprimée dès 1985, était révolutionnaire. Pour lui les mécanismes océaniques devaient primer sur ceux de l’atmosphère dans le domaine climatique, ce qui à l’époque était loin d’être admis par tous. On a déjà évoqué (Chapitre IX) le modèle climatique de Berger qui, en 1988, simula la cellule de circulation méridienne de l’Atlantique nord (MOC – Meridional Overturning Circulation) et son évolution au cours du dernier maximum glaciaire il y a 18 000 ans. Ce modèle reprenait en fait le schéma de Wallace Broecker qui faisait l’hypothèse que le transport méridien de chaleur dans l’Atlantique nord, indispensable pour garantir l’équilibre énergétique de la planète, nécessitait un retour en profondeur des masses d’eaux froides formées dans des zones de convection bien localisées dans l’Atlantique nord, notamment en mer de Norvège et au sud du Groenland. Dans ces régions les eaux relativement chaudes et salées du Gulf Stream et de la dérive nord-Atlantique plongeaient dans les profondeurs après s’être refroidies et densifiées. C’est le fameux «conveyor belt» que Broecker a popularisé auprès des media en montrant le rôle clé que ce phénomène joue dans la circulation océanique.

Wallace Broecker alla plus loin, il suggéra qu’il existait une relation entre le «Conveyor belt» et les oscillations climatiques rapides enregistrées dans les glaces du Groenland et les sédiments marins voisins. Pour Broecker, en période glaciaire, la plongée des eaux de surface et la convection profonde dans l’Atlantique nord étaient stoppés, à la différence de ce que l’on observe dans les interglaciaires chauds tel que celui que nous vivons aujourd’hui. Ainsi la circulation océanique de l’Atlantique nord oscillait aussi entre deux états stables, l’un correspondant aux périodes glaciaires avec absence de plongée d’eaux froides et ralentissement de la circulation méridienne, et l’autre correspondant à des plongées d’eaux froides hivernales importantes et à une circulation méridienne intense, amenant la chaleur des tropiques dans les régions tempérées et polaires comme aujourd’hui. Toujours selon Broecker on pouvait passer brutalement d’un mode à l’autre à la suite d’une excitation mineure qui pouvait être, en période chaude par exemple, l’arrivée massive d’eaux superficielles moins salées, et donc plus légères, conséquence de la fonte rapide de glaciers. Ces eaux, trop légères pour plonger, restaient alors en surface, ce qui désamorcerait la convection profonde stoppant ainsi la circulation méridienne. L’alimentation en eaux chaudes des régions nordiques par le Gulf Stream et son prolongement la dérive nord-Atlantique ne se faisant plus, on initiait ainsi brutalement un épisode froid. Ces hypothèses explicatives de Broecker, associant remarquablement bien plusieurs pièces du puzzle : glaciologie, paléoclimatologie, océanographie, ont jouit d’un fort soutien populaire et médiatique ; un film catastrophe : «Le jour d’après» paru en 2004 sur le thème d’une glaciation subite des grandes métropoles américaines et européennes du Nord eut beaucoup de succès !

2- Vraies et fausses oscillations climatiques rapides

Mais les événements rapides de Dansgaard-Oeschger, bien que majoritairement reconnus comme l’expression de phénomènes réels, ont suscité encore longtemps un scepticisme persistant, difficile à dissiper dans l’esprit de certains climatologues car certaines observations ne collaient pas ou étaient difficiles à interpréter par ces schémas ; de même la question du fluage de la glace près du socle tourmentait encore certains, à juste titre d’ailleurs comme on le verra plus loin. Parmi les observations qui restaient inexpliquées, il y avait des variations de teneurs en CO2 accompagnant ces brusques réchauffements et refroidissements (comme le Dryas récent) qui ne s’expliquaient pas au regard de la relation température-teneur en CO2. Il s’avéra en fait, en les comparant aux teneurs de l’air très pur de l’Antarctique aux mêmes périodes, que des teneurs élevées en CO2 lors des périodes froides étaient un artefact lié à la présence d’impuretés contenues dans la glace et donc ne remettaient pas en cause la réalité de ces oscillations.
Mais pour en avoir le cœur net et pour stopper définitivement les polémiques résiduelles sur la réalité de ces événements de Dansgaard-Oeschger , les Américains et les Européens décidèrent de s’associer en forant la glace du sud du Groenland. Ce furent les projets GRIP et GISP 2, respectivement européen et américain, déjà présentés Chapitre VII , qui avaient l’avantage d’offrir une résolution temporelle élevée car c’était une région de forte accumulation. On pouvait ainsi détecter le cycle annuel dans les mesures de conductivité électrique de la glace (La conductivité dépend du taux d’impuretés déposées par les vents). Un taux d’impuretés élevé, caractéristique de la saison hivernale plus froide avec des vents forts, était marqué par des mesures de résistivité basses. Les enregistrements de résistivité le long de la carotte étaient donc d’excellents marqueurs des événements chauds de Dansgaard-Oeschger.

On a vu que si les américains et les Européens se sont bien entendus sur l’objectif de leur projet commun, ils ont rapidement divergé sur les priorités d’utilisation de la glace pour leurs programmes scientifiques respectifs. C’est ce qui explique qu’ils réalisèrent en fait deux forages, un européen, GRIP, et un américain, GISP 2, distants d’une trentaine de kilomètres. Cette mésentente qui conduisait à ce qui aurait pu apparaître comme un doublon inutile et donner une mauvaise image de la science dominée par des conflits de scientifiques, s’avéra être, au contraire, un facteur positif pour l’entreprise commune. Les forages commencèrent en 1990, se terminèrent en 1992 pour les européens, et un an plus tard, en 1993, pour les américains. Les séquences chaudes de Dansgaard-Oeschger, caractéristiques de la dernière période glaciaire jusqu’au Younger Dryas, étaient bien apparentes dans les deux forages, avec la même résolution et la même chronologie, ce qui confirmait bien leur réalité et répondait à l’objectif principal de cette opération scientifique commune. Mais il en allait différemment pour les glaces plus anciennes. Ces plus vieilles glaces, qui correspondaient à la précédente période chaude de l’Eémien, il y a plus de 110 000 ans, furent atteintes par le forage européen GRIP avant celui des américains. Les enregistrements du forage européen montraient, au cœur de ce précédent interglaciaire chaud, semblable à notre climat actuel, de stupéfiantes oscillations froides, d’amplitudes encore jamais vues jusqu’ici,- voisines de 10°C à 14°C - pendant de très courtes périodes, longues de seulement quelques décennies. Ces observations, très étonnantes, suggéraient que le climat chaud de cet Eémien que l’on croyait stable à l’image de notre climat actuel, était au contraire très agité, et avait pu basculer en quelques années d’un climat chaud à des conditions glaciaires.
Une précipitation coupable des européens les conduisit à interpréter faussement ces résultats et à les prendre pour des événements symétriques et inversés des oscillations de Dansgaard-Oeschger qui se dérouleraient au cours des interglaciaires chauds. La publication de ces résultats erronés dans la revue scientifique «Nature» jeta un certain discrédit sur ces deux programmes, GRIP et GISP2, dont l’objectif principal était exactement inverse : crédibiliser définitivement les oscillations de Dansgaard-Oeschger. Mais heureusement la comparaison ultérieure plus détaillée de l’enregistrement européen de GRIP avec celui de son voisin GISP2 des américains permit de déceler rapidement que la chronologie du forage européen était perturbée par des phénomènes de fluage à proximité du socle rocheux, et que les refroidissements détectés à l’Eémien étaient en fait des artefacts de ces fluages. Ces erreurs d’interprétation purent être corrigées rapidement. En fait ces erreurs ainsi que leurs explications et leurs corrections immédiates, furent plutôt bénéfique pour renforcer la crédibilité accordée à ces oscillations rapides, car, tout en étant absentes dans l’Éemien, elles étaient bien présentes à la fin des périodes glaciaires et cohérentes dans leurs détails.

3- D’autres oscillations climatiques de plus basses fréquences

3-1 Les oscillations de Heinrich

La dernière période glaciaire du quaternaire qui a duré une cinquantaine de millénaires n’a pas toujours été affectée par un froid permanent aussi intense que son dernier paroxysme il y a 18 000 ans. Au delà des oscillations de hautes fréquences- quelques décennies -et de grande amplitude- une dizaine de °C – (d’après LoriusJouzel et Raynaud dans «Planète blanche» elle pourrait atteindre 16°C !) de «Dansgaard-Oeschger», cette période glaciaire n’a pas été parfaitement stable et des variations climatiques de plus basses fréquences -quelques millénaires- ont été observées.

Un sédimentologue allemand, Hartmut Heinrich, a analysé une carotte de sédiments couvrant la dernière période glaciaire depuis environ 70 000 ans, prélevée au large des Açores. Il a mis en évidence dans ces sédiments six couches bien individualisées se distinguant nettement des argiles environnantes. Ces strates contenaient des débris de roches riches en quartz, alors que les coquilles de foraminifères présentes dans les argiles y étaient presque inexistantes. D’autres carottes sédimentaires furent prélevées plus au nord, entre 40° N et 50° N, de Terre Neuve au Golfe de Gascogne, par des sédimentologues américains. Ils confirmèrent l’existence de ces couches qui avaient donc un caractère régional à l’échelle de l’ensemble de l’Atlantique nord. Heinrich émit l’hypothèse que ces couches de débris résultaient de la fonte massive d’icebergs. On appela dès lors ces événements climatiques «événements de Heinrich». Ultérieurement des analyses stratigraphiques approfondies montrèrent que ces six couches avaient une durée semblable, comprise entre 1 000 et 2 000 ans, et une fréquence d’apparition régulière d’environ 7 000 ans ne correspondant à aucune des fréquences connues de processus physiques externes susceptibles d’exciter une variation climatique à cette période, notamment ceux d’origine astronomique.

Quelle pouvait être l’origine de ces oscillations ?

Des analyses du rapport isotopique 18O/16O de ces fines strates sédimentaires montrèrent qu’elles correspondaient à la fonte de 2% de la totalité de la glace recouvrant l’Europe et l’Amérique du nord, ce qui devait s’accompagner d’une remontée du niveau moyen de l’océan d’environ 2 à 3 mètres, dont on a effectivement observé les traces. De telles variations du volume de glace  devaient avoir aussi des conséquences importantes sur la circulation océanique et sur le fonctionnement de la MOC, le «tapis roulant» méridien et donc influencer globalement le climat.

Mais comment expliquer ces débâcles soudaines d’icebergs et leur régularité puisqu’il n’y avait pas de causes externes identifiées ?

Il fallut chercher une explication dans les mécanismes propres de la dynamique de la glace. Un scénario avancé par les glaciologues familiers de la dynamique des glaciers a rapidement suscité l’adhésion d’une majorité de climatologues. Les glaciers continentaux, comme ceux du Groenland ou de l’Antarctique, croissent surtout à leurs extrémités car c’est près des régions côtières que les précipitations de neige sont les plus abondantes. Il en résulte alors un épaississement de ces calottes à leur périphérie gagnant sur la mer et formant ainsi une structure instable. Des glissements peuvent se produire brusquement lorsque des valeurs critiques d’instabilité sont atteintes, libérant des icebergs en masse. La débâcle se propage alors de proche en proche tout le long de la périphérie du dôme glaciaire, ce qui explique le caractère régional et global du phénomène affectant presque en même temps l’ensemble de l’Atlantique nord (De tels phénomènes sont observés aujourd’hui à la périphérie du glacier Antarctique) .
Il restait encore une question à laquelle les paléoclimatologues, les paléocéanographes et les glaciologues devaient répondre.

Ces oscillations de «Heinrich» ont-elles des conséquences climatiques sur l’Atlantique nord et quelles sont- elles ?

Chaque événement de «Heinrich», du fait de la fonte de nombreux icebergs, s’accompagne d’une injection massive d’eau douce à la surface de l’océan Atlantique nord. Ces eaux dessalées, bien que froides puisqu’elles proviennent de la fonte des glaciers, sont plus légères que les eaux immédiatement sous-jacentes ordinairement présentes dans la région. Il en résulte, comme on l’a vu précédemment, une stratification accrue et un ralentissement, voire un arrêt complet, de la convection, ce mécanisme qui normalement fait plonger les eaux de surface dans les abysses, amorçant ainsi la circulation méridienne du «tapis roulant». L’affaiblissement et le ralentissement du «tapis roulant» amène moins de chaleur tropicale dans l’atlantique nord, ce qui explique le refroidissement caractéristique de ces épisodes de «Heinrich», avec une avancée de 500 kilomètres vers le sud des eaux polaires et des glaces de mer hivernales. Ce refroidissement est tel qu’il affecte l’ensemble de l’hémisphère nord, y compris l’océan Pacifique et la côte ouest américaine jusqu’en Californie. Mais tout a une fin ; lorsque les icebergs ont fondu, la limite des eaux froides polaires remonte. Les eaux plus chaudes qui les remplacent favorisent l’évaporation, ce qui a pour effet de les saler et de les densifier, facilitant leur plongée dans les profondeurs et réactivant ainsi le «tapis roulant» qui conduit au retour vers une période plus chaude marquant ainsi la fin d’un cycle de  Heinrich».

3-2 Glaciologues et paléocéanographes convergent sur l’Atlantique

Les oscillations de «Heinrich» observées dans les sédiments marins et revenant tous les   7 000 ans en moyenne, ne sont pas totalement indépendantes des oscillations, plus rapides et plus nombreuses, observées dans les glaces du Groenland par Dansgaard et Oechger. Ainsi les disciplines scientifiques des géologues/sédimentologues (encore appelés souvent ici paléocéanographes) et les glaciologues se rejoignent. En dépit des incertitudes sur les datations, il existe une remarquable concordance entre les informations fournies par les enregistrements sédimentaires marins et les glaces polaires. Les scientifiques des deux communautés reconnaissaient que les événements de «Heinrich» correspondaient bien aux périodes les plus froides enregistrées dans les glaces du Groenland. Et les événements de «Dansgaard-Oeshger  coïncidaient aussi avec les épisodes terminaux chauds des oscillations de  Heinrich». Cependant les glaciologues, bénéficiant au début d’une meilleure résolution temporelle, avaient dénombré plus d’oscillations climatiques dans la glace que les sédimentologues n’en avaient trouvé sur le fond de l’océan. Il fallut que ceux-ci analysent plus en détail leurs enregistrements sédimentaires pour retrouver effectivement des réchauffements rapides qui leur avaient préalablement échappé et qui correspondaient bien aux événements rapides de «Dansgaard-Oeshger» trouvés dans la glace du Groenland.

4-  Paléoclimatologues, et dynamiciens du climat actuel se rejoignent

 Ainsi deux communautés scientifiques distinctes : glaciologues et sédimentologues, trouvaient une cohérence presque parfaite entre les deux sources d’informations dont elles disposaient sur les climats passés : la glace et les sédiments marins.

Ces informations concernaient presque exclusivement la dernière glaciation et la déglaciation qui a suivi, mais elles étaient très détaillées et ainsi apportaient une connaissance approfondie des mécanismes fondamentaux responsables des variations climatiques des derniers 70 000 ans. Au cours de la dernière période glaciaire les immenses calottes de glace qui recouvraient les continents de l’Europe du nord et de l’Amérique du nord étaient mécaniquement instables et ne pouvaient grossir que jusqu’à une certaine limite au-delà de laquelle une émission massive d’icebergs déchargeait leur trop plein de glace à leur périphérie. Cette débâcle d’eaux douce ralentissait le circuit méridien de transport de chaleur du «tapis roulant», entraînant un refroidissement généralisé de l’hémisphère nord. Ce refroidissement, qui bouleversait la circulation océanique, se terminait par des poussées de chaleur de hautes fréquences qui hachaient encore plus finement la période de réchauffement. Les paléocéanographes et les glaciologues en ont conclu que, au-delà des lentes variations climatiques liées à l’insolation et à la position de la Terre par rapport au Soleil, la dynamique des calottes glaciaires avait provoqué des fluctuations rapides des circulations océanique et atmosphérique rendant l’hémisphère nord, et en particulier son fuseau Atlantique, climatiquement instable car soumis aux avancées et reculs, de la frontière entre les glaces et la mer libre.
Les glaciologues et les paleocéanographes, principalement ceux qui étudient l’état des océans anciens dans les sédiments accumulés sur leur plancher, étaient maintenant réunis sous la bannière commune des paleocéanographes. Restait à rapprocher aussi ces paleoclimatologues des dynamiciens du climat actuel et répondre à des questions générales et immédiates :

Comment, à l’aide de la modélisation, prendre en compte la physique du système climatique actuel dans les données parcellaires et incomplètes des climats passés pour en comprendre leur dynamique ?

Que nous apprennent les climats du passé sur notre climat actuel et son évolution ?

Au cours des années 1990 deux grands programmes internationaux ont été mis sur pied pour tenter de répondre à ces questions.

4-1 Les paléoclimatologues s’organisent : le programme international PAGES

Les avancées impressionnantes réalisées dans la connaissance des climats passés de la Terre au cours des dernières décennies du XXème siècle ont poussé les paléoclimatologues à s’organiser au plan international. Dans le cadre du PIGB (Voir Chapitre VII) dont il est un des volets phares, le programme PAGES «Past Global Change» a le statut d’un grand programme international depuis 1991. Il est le résultat d’une initiative individuelle conjointe des américains, avec les soutiens de la NSF «National Science Foundation» et de la NOAA «National Oceanic and Atmospheric Administration», et du Gouvernement Confédéral Suisse avec l’université de Berne. Par la suite, d’autres pays se joignirent à ce groupe et s’intégrèrent au programme.

Le but de cette coordination internationale des paléoclimatologues est de faire émerger, à travers les débats d’une communauté scientifique étendue, les questions les plus pertinentes pour comprendre l’évolution des climats passés et appréhender plus sûrement l’évolution future de notre climat actuel.

Ces questions s’organisaient autour de plusieurs thèmes :

  • Quels sont les forçages climatiques dominants et comment ont-ils évolué au cours du temps ?

  • Comment évoluait régionalement le climat au cours des périodes géologiques passées ?

  • Comment a évolué au cours du temps l’ensemble du système climatique terrestre composé de l’atmosphère, l’hydrosphère, la cryosphère et la biosphère ?

  • Enfin comment l’espèce humaine a-t- elle interagi avec l’environnement et le climat au cours de l’holocène ?

Ce faisceau de questions fondamentales est croisé avec les approches propres aux paléo-sciences, à savoir le problème crucial de la chronologie des observations, les possibilités de reconstitutions de paramètres physiques et de leur validation à partir d’observations déduites (proxy data et fonctions de transfert), enfin l’incontournable modélisation ainsi que la gestion des observations dans des banques de données appropriées.

On a vu, que dans le domaine de la glaciologie, avant le programme international PAGES, plusieurs pays, entre autres les USA, le Danemark, la Suisse, et la France, avaient déjà joint leurs efforts depuis plusieurs décennies pour recueillir, échanger et traiter les observations nécessaires à la reconstitution des climats passés. L’une des premières valeurs ajoutées d’un programme international tel que PAGES, bien identifié dans le concert des organisations intergouvernementales, est d’assurer une visibilité plus grande des organismes de recherche et des chercheurs eux-mêmes vis-à-vis de leur gouvernement, facilitant ainsi l’accession aux ressources nécessaires. Mais l’autre bénéfice, plus grand encore, d’un programme international est de faciliter la communication et l’échange entre les communautés scientifiques ; échanges à la fois des idées mais aussi de données, susceptibles de démultiplier la connaissance.

Enfin cette capacité d’échange de résultats émanant d’une communauté scientifique organisée peut aussi permettre de toucher et d’alerter les disciplines scientifiques connexes et ainsi de croiser ses résultats avec ceux de ses «voisins scientifiques». C’est ce qui s’est produit pour les disciplines de la paléoclimatologie, formalisée par un groupe mixte commun entre les paléoclimatologues et les paléocéanographes du programme PAGES associés aux dynamiciens de l’atmosphère et de l’océan du programme CLIVAR. Des pièces essentielles du puzzle climatique se sont ainsi rejointes.

4-2 Un programme dédié à la variabilité du climat : CLIVAR

Le programme international CLIVAR (Climate Variability) a été mis en place en 1995 par le Programme Mondial de Recherche sur le Climat (PMRC/WCRP)CLIVAR est toujours en fonction en 2014 et prolonge les programmes initiaux du PRMC : TOGAWOCE et GEWEX présentés antérieurement (Voir chapitre VI) et étend leurs objectifs à la variabilité et à la prévisibilité du climat, avec une attention particulière portée sur le rôle du système couplé océan-atmosphère. CLIVAR rassemble toutes les disciplines des sciences de l’environnement terrestre et pas seulement celles de l’atmosphère et de l’océan, qui cependant restent au cœur de la problématique climatique. Des dimensions de recherche nouvelles ont été ajoutées à celles des programmes précédents. Elles concernent principalement la dimension temporelle prise en compte à travers les résultats de la paléoclimatologie terrestre et océanique, et la dimension du monde vivant, principalement océanique, mais aussi continental. Tous les milieux constituant le système climatique : atmosphère, hydrosphère, cryosphère, lithosphère et biosphère, incluant l’action de l’homme, sont pris en compte dans le programme.
L’objectif central de CLIVAR est d’étendre la compréhension de la variabilité du climat et sa prédictibilité aux échelles de temps s’étendant de quelques décennies à quelques siècles. Pour cela le programme ambitionne de relier les variations des climats passés au climat actuel en appliquant les connaissances acquises dans la dynamique couplée océan-atmosphère pour comprendre l’évolution des climats passés. Inversement, à travers l’observation des paléoclimats, l’objectif est aussi de mieux comprendre notre climat présent et mieux anticiper son évolution future. Une telle ambition nécessite en premier de rassembler et de ré-analyser l’ensemble des observations passées et, plus particulièrement, les données issues de la paléoclimatologie. Ensuite l’accent doit être mis sur le développement de modèles couplés, non seulement entre l’atmosphère et l’océan comme dans les programmes précédents, mais en y incluant aussi les surfaces englacées, les sols et leur couverture végétale, la vie et plus particulièrement le premier étage de la chaîne du vivant océanique : le phytoplancton. Enfin, CLIVAR doit contribuer à promouvoir des systèmes d’observation, de grande échelle, in situ et depuis l’espace, qui soient durables, c’est-à-dire dont la longévité dépasse les quelques années que durent habituellement les programmes de recherche pour devenir permanents, en un mot «opérationnels». De tels systèmes d’observations sont indispensables pour acquérir des séries temporelles d’observations suffisamment longues permettant d’aborder la variabilité naturelle du climat aux échelles temporelles souhaitées - de la décennie au siècle - et de les distinguer du changement climatique anthropique en cours. CLIVAR se déploie sur un ensemble de chantiers d’étude recouvrant les principales régions océaniques et continentales affectées par des phénomènes marquants :

  1. les moussons asiatique et africaine dans les océans tropicaux Indien et Atlantique ;

  2. le phénomène ENSO dans l’océan Pacifique équatorial prolongeant ainsi TOGA ;

  3. le NAO «North Atlantic Oscillation», phénomène météo-océanique qui touche l’Océan Atlantique nord et conditionne la variabilité climatique affectant principalement l’Europe et l’Amérique du nord.

Les brillants résultats obtenus par les paléoclimatologues et les paléocéanographes ont permis aux climatologues et aux océanographes, qui étudient la période actuelle, d’approfondir significativement leurs connaissances des mécanismes générateurs des variations climatiques. Amorcé au cours des années 1990, le rapprochement des disciplines «paléo» avec celles des dynamiciens de l’océan et de l’atmosphère s’est poursuivi au bénéfice réciproque des deux communautés scientifiques, qui, en utilisant des approches, des outils et des langages différents, s’étaient peu rencontrées jusque-là. C’est encore la force de l’objectif climatique que d’avoir conduit à ce rapprochement, comme s’étaient déjà rassemblés, une décennie plus tôt, océanographes et atmosphériciens . Pour comprendre les relations entre l’océan et le climat, il faut impérativement regarder au-delà de leurs manifestations du moment et intégrer leur dimension temporelle. Les modélisateurs du climat ont besoin de caler leurs simulations sur les scénarios du passé, et de tester la qualité de leurs simulations en les comparant aux reconstructions paléo-climatiques. Inversement, les paléo-climatologues tirent un grand bénéfice des modèles pour les aider à reconstituer le film de leurs observations passées, souvent disparates et parcellaires. Et surtout, ils ont besoin de ces simulations, qui reposent sur des concepts physiques, pour les aider à valider, ou non, les hypothèses qu’ils peuvent faire sur les scénarios d’évolutions des climats passés que leurs observations leurs suggèrent.

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